Résumé du procès LuxLeaks, en 4 actes

Cet article de Xavier Counasse – paru dans Le Soir du jeudi 17 mai 2018 sous le titre « Le parcours du combattant du père des LuxLeaks » – résume très clairement le déroulé du procès d’Antoine Deltour au Luxembourg. Nous le republions ici dans son integralité, avec l’aimable autorisation de son auteur et de la rédaction du Soir.

Au terme de quatre procès au Grand-Duché, Antoine Deltour a fini par être reconnu comme un vrai lanceur d’alerte. Il est acquitté sur (quasi) toute la ligne. L’affaire était pourtant très mal embarquée.

Antoine Deltour souriant, en pull bleu, veste à la main, à la sortie du tribunal
L’histoire finit bien pour le lanceur d’alerte Antoine Deltour, acquitté sur toute la ligne sur le volet LuxLeaks. © AFP.

L’histoire démarre le 13 octobre 2010. Antoine Deltour, salarié chez le consultant PwC au Grand-Duché du Luxembourg, prépare ses caisses. Il a démissionné un mois plus tôt et preste son avant-dernier jour de préavis. Avant de partir, il copie les documents qui pourraient encore lui servir, pour la suite de sa carrière. Dont des centaines de fichiers de formations internes à PwC. Et c’est là qu’il découvre qu’un dossier auquel il n’est pas censé avoir accès est en fait accessible. Un dossier qui comprend des rulings. Comprenez: des accords fiscaux ultra-confidentiels conclus entre un Etat (le Luxembourg) et une multinationale, et rédigés par les fiscalistes de PwC. Sans véritablement savoir pourquoi, Antoine Deltour en fait une copie. L’instinct. En 29 minutes, il télécharge 2.669 documents. Ce qui deviendra quatre ans plus tard «l’affaire LuxLeaks ».

En cause : une faille dans le système informatique de PwC. Dès qu’un archiviste scannait un ruling, il pouvait le stocker dans le dossier informatique de deux façons. En faisant un copier/coller. Ou en faisant glisser le fichier (avec la souris) du répertoire des documents scannés au répertoire «ruling». Or cette seconde méthode rendait les rulings accessibles à l’ensemble du personnel. Ce qui explique qu’Antoine Deltour ait pu tomber dessus, sans la moindre préméditation.

Après avoir pris connaissance du contenu des rulings, Deltour publie des commentaires sur des forums de discussion. En dénonçant les pratiques d’optimisation fiscale. C’est là que le journaliste français Édouard Perrin le repère. Le contacte. A l’été 2011, une rencontre s’organise et le journaliste obtient copie des précieux rulings. [ndlr du Comité de soutien : en réalité, les commentaires d’Antoine repérés par Édouard Perrin ont été publiés en réaction à un article de blog avant son départ de PwC, avant même de connaître l’existence du répertoire des rulings LuxLeaks]

Le 11 mai 2012, il consacre une enquête sur le sujet dans l’émission « Cash Investigation», sur France 2. La BBC suivra, dans « Panorama ». Et le 5 novembre 2014, c’est le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont fait partie Le Soir, qui publie l’ensemble des rulings, sous le nom de code LuxLeaks.

Dès 2012, la société PwC avait porté plainte. Et a pu identifier que c’est Antoine Deltour qui s’était fait la malle avec ces accords fiscaux. Une enquête est ouverte contre l’ex-salarié. Et elle se terminera par un procès, qui s’ouvre en avril 2016 devant la douzième chambre correctionnelle du tribunal de Luxembourg.

Acte 1 : un voleur

frise chronologique représentant les 4 étapes du procès (1ère instance, appel, cassation, nouvel appel)

Le Grand-Duché n’a jamais vu cela. La tribune presse déborde quand s’ouvre le procès dit « LuxLeaks ». Des associations manifestent au milieu de la Cité judiciaire. Ce qui n’attendrira en rien le juge Thill.

Son jugement tombe le 29 juin 2016. Et c’est la douche froide pour Deltour. Il est reconnu coupable de tous les chefs d’inculpation : vol de données, maintien frauduleux dans le système informatique, violation du secret professionnel, violation du secret des affaires, et blanchiment-détention de document frauduleux. Rien que ça. Avec une peine à la clé de 12 mois, avec sursis, et 1.500 euros d’amende. Mais les motivations du juge valent le détour. Il commence par « couper court à toute discussion superflue », en retenant comme acquis le fait qu’Antoine Deltour est à considérer comme un lanceur d’alerte. « On ne peut pas sérieusement, après l’éclatement du scandale LuxLeaks et de ses conséquences mondiales, admettre le contraire », dixit le juge Thill. Il reconnaît également que « les divulgations d’Antoine Deltour (ont) eu comme conséquence une plus grande transparence et équité fiscale ».

Mais cela n’enlève rien aux infractions commises. Selon le juge, ni le droit luxembourgeois, ni le droit européen, ni l’article 10 de la Convention des droits de l’homme (qui consacre la liberté d’expression) n’offre de protection à ce lanceur d’alerte. Au contraire. « La liberté d’expression d’Antoine Deltour lui permettait parfaitement de critiquer des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses au Luxembourg et ailleurs. Le prévenu a cependant dépassé les limites de la critique en soustrayant à son employeur des milliers de pages de documents confidentiels pour les transmettre ensuite à un journaliste ». D’où la condamnation.

Acte 2 : un demi-voleur

Sans surprise, Antoine Deltour et ses avocats vont en appel. Où ils obtiennent un arrêt beaucoup moins tranché. Le résultat est quasi similaire: Deltour est condamné à 6 mois avec sursis, et une amende de 1.500 euros. Mais les motivations de la Cour d’appel sont très intéressantes.

D’abord, Deltour a été acquitté de la violation du secret des affaires. Pour violer ce secret, il faut que la divulgation soit intentionnelle, « soit avec l’intention de nuire, soit avec l’intention de se procurer un avantage illicite ». Or, la Cour constate qu’Antoine Deltour n’a tiré aucun profit de ses révélations. Et qu’il n’a pas non plus cherché à nuire à son ex-employeur PwC, agissant plutôt « par conviction (…), afin de dévoiler et de dénoncer la pratique luxembourgeoise systémique » des rulings. Mais Deltour est également acquitté de la violation du secret professionnel, car la Cour lui reconnaît le statut de lanceur d’alerte. En se basant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et sur le principe consacré de la liberté d’expression. « La liberté d’expression du lanceur d’alerte peut, le cas échéant et sous certaines conditions, prévaloir et être invoquée comme fait justifiant la violation de la loi nationale », écrit le président Reiffers. Autrement dit : on peut commettre des infractions si l’on agit comme lanceur d’alerte. Et pour obtenir ce statut, cinq critères sont à vérifier, selon la Cour d’appel luxembourgeoise. L’information révélée doit être authentique, présenter un réel intérêt public, la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, l’intérêt public doit peser plus fort que le dommage subi par l’employeur, et le lanceur d’alerte doit avoir agi de bonne foi.

Sans l’ombre d’un doute, la cour estime qu’Antoine Deltour rencontre ces cinq critères lorsqu’il transmet à un journaliste l’ensemble des documents volés. Mais il y a un « mais ».

« Au moment de l’extraction des données informatiques et de la fraude informatique, Antoine Deltour n’avait pas encore l’animus d’un lanceur d’alerte ». Quand il vole les rulings, ainsi que des documents liés à ses formations personnelles, « ce n’est pas l’intérêt général qui le motive, mais il poursuit son propre intérêt personnel ». Résultat : il n’est reconnu «lanceur d’alerte» qu’au moment de la transmission des informations au journaliste. Pas avant. Il est donc acquitté de la violation du secret professionnel (qu’il trahit au moment où il transmet l’information), mais pas du vol, du maintien frauduleux dans le système informatique, et de la détention de documents volés. Ces infractions étant antérieures à son statut de lanceur d’alerte. D’où la condamnation.

Acte 3 : un lanceur d’alerte

On ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. Antoine Deltour va, cette fois, défendre ses intérêts devant la Cour de cassation. A qui il demande de casser l’arrêt de la Cour d’appel. Et, surprise : le 11 janvier 2018, elle va suivre le raisonnement des avocats d’Antoine Deltour.

La ligne défendue par la Cour de cassation est plutôt simple à comprendre. L’arrêt tient en dix pages. En résumé, elle considère qu’à partir du moment où l’on est reconnu comme lanceur d’alerte, on l’est pour toutes les infractions commises qui ont permis de lancer l’alerte. Car au moment du vol des documents, Antoine Deltour ne pouvait pas savoir qu’il allait les divulguer, écrit la Cour de cassation, « dès lors qu’il n’était tombé que par hasard sur les rulings et qu’il en ignorait la nature réelle, qui ne s’est révélée que par la suite ».

Bref, selon la Cour, toutes les infractions qui ont mené à la diffusion de ces rulings peuvent être justifiées par la volonté de lancer l’alerte. En ce compris le vol. Il n’y a aucune raison d’être acquitté pour la violation du secret professionnel et pas pour le vol domestique. L’arrêt de la Cour d’appel est cassé. Un quatrième procès aura lieu.

Acte 4 : un heureux voleur

Pour boucler la boucle, c’est donc une Cour d’appel, autrement composée, qui rendra le dernier verdict luxembourgeois de cette affaire. Un verdict tombé ce mercredi 15 mai. Et il est en réalité assez sommaire. L’arrêt constate qu’il n’a plus grand-chose à trancher. A partir du moment où la Cour de cassation considère qu’Antoine Deltour doit bénéficier de la protection du statut de lanceur d’alerte, « le prévenu est à acquitter automatiquement et de par le seul effet de l’arrêt de la Cour de cassation » des préventions de vol, de maintien frauduleux dans un système informatique, et de détention-blanchiment de documents volés.
L’histoire finit bien pour le lanceur d’alerte, acquitté sur toute la ligne sur le volet LuxLeaks.

Mais il reste une petite ombre au tableau. Il y a un élément sur lequel le statut de lanceur d’alerte n’a pas eu d’impact : la copie des documents internes de formation. C’est le seul point sur lequel la Cour d’appel a donc dû se (re) prononcer. Et elle a conclu qu’Antoine Deltour a bel et bien volé ces documents, les conservant sur son ordinateur personnel. Cette infraction étant particulièrement légère, la Cour a proposé la suspension du prononcé de la condamnation pour une durée de trois ans. Autrement dit, Antoine Deltour n’écope d’aucune peine, et évite même d’avoir un casier judiciaire, à condition qu’il ne commette plus la moindre infraction dans les trois prochaines années.

« C’est le meilleur résultat possible, une victoire indéniable », s’enthousiasme le frère d’Antoine Deltour, qui pilotait son comité de soutien.
Entre nous, heureusement qu’Antoine Deltour les a pris, ces diaporamas de formation. Sans cela, il ne serait sans doute jamais tombé sur le fichier « rulings ». Et il n’y aurait pas eu de LuxLeaks.

Xavier Counasse.

Source: http://plus.lesoir.be/157139/article/2018-05-16/le-parcours-du-combattant-du-pere-des-luxleaks